Il y a des colères qui en disent long. Il y a quelques jours, c’est l’ouverture d’un Carrefour City dans le très chic 6e arrondissement de Paris qui provoque un mécontentement chez les habitants et habitantes de ce quartier. Une levée de boucliers, portée par une pétition classiste aux arguments révélateurs.
De quoi parle-t-on ?
À l’angle de la très fréquentée rue Vavin, non loin du Jardin du Luxembourg, se trouve une petite place. Un lieu de passages, de retrouvailles, de rendez-vous, entouré d’établissements scolaires et universitaires, privés comme publics : lycée Montaigne, l’Université Panthéon-Assas, L’Institut Catholique de Paris, Notre Dame de Sion, l’École Alsacienne, etc.
S’y trouvait autrefois un Oxybul mais l’annonce de l’installation d’une supérette de l’enseigne Carrefour y a semé le trouble. Certains riverains y voient une menace, parce qu’avec elle viendraient « la mendicité », les « ouvriers », les « livreurs à 6h du matin ». En somme, la vie réelle, les classes populaires, les métiers invisibles pourtant sollicités par ceux qui les pointent du doigt.
Une sémantique révélatrice.
Lorsqu’une anonyme du coin évoque la nécessité de préserver le « biotope » du quartier, on franchit un cap. Parler d’un « biotope » humain comme d’un écosystème en voie de disparition, menacé par les classes populaires consommatrices et les actifs, c’est dire sans détour que l’on ne veut pas les croiser. Le 6e arrondissement n’est pas une cloche. On a le droit d’être en désaccord avec un projet urbain. Ici, cela ne relève pas d’une analyse mais bien d’une crispation conservatrice. C’est encore moins un débat honnête sur les commerces de proximité ou sur l’accessibilité au beau, dont on pourrait discuter longuement car porteurs de véritables problématiques urbaines-sociales, mais bien une tentative de sanctuarisation sociale, à rebours de toute idée de ville partagée et habitée.
Une élue de gauche ne devrait pas dire ça
Plus inquiétant encore : la députée socialiste de la 11e circonscription de Paris, Céline Hervieu, semble reprendre à son compte cette même logique de préservation élitaire d’un territoire pour certains mais pas pour tous. L’accessibilité et le brassage social sont des principes fondamentaux de toute politique urbaine se voulant de gauche, et ils devraient l’être encore davantage à Paris. Le 6e arrondissement, aussi élégant soit-il, n’est pas un sanctuaire : c’est un quartier vivant, traversé par des habitants, des travailleurs, des étudiants. Rien ne justifie qu’il soit aseptisé. Ce qui abîme Paris, ce sont les privatisations répétées de l’espace public au profit de grandes marques du luxe. Les ponts fermés, les places bouclées, les parcs inaccessibles, le marché immobilier saturé, la muséification de la ville. J’alerte sur cette tendance, ce discours révélant une impasse pour la gauche qui prétend défendre les marginalisés. On ne peut pas parler des plus pauvres seulement au moment des élections, puis céder au confort des classes dominantes une fois en responsabilité.
Mais encore ?
Oui, Carrefour est une grande enseigne commerciale de consommation. Oui, on peut défendre le commerce local abordable. Mais ce n’est pas ce qui semble être en jeu ici. Ce qui est visé, c’est ce que cette supérette représente : la possibilité que le quartier ne soit plus exclusivement bourgeois, la crainte de devoir cohabiter avec ceux et celles qui n’ont pas les mêmes revenus, ni les mêmes horaires.
Paris ne doit pas devenir un village privé : je plaide pour une capitale vivante, habitée, brassée, contradictoire parfois aussi, traversée par des trajectoires de vies différentes. En bref, une ville pour tous et toutes où l’on vit, travaille, grandit, pas seulement où l’on possède.