Jeudi 13 juillet 2023
Intervention de Rodrigo Arenas dans le débat sur la restitution des biens culturels spoliés lors des persécutions antisémites entre 1933 et 1945
Madame la Présidente, chers collègues
Ce matin nous allons contribuer à réparer l’Histoire.
Je voudrais commencer par vous raconter une petite histoire. Qui vous est peut-être familière, ou pas. Mais qui moi m’a frappé.
J’en suis sûr, vous connaissez toutes et tous Gustav Klimt, peintre génial, chef de file de la Sécession, ce mouvement artistique fécond de la « Vienne fin-de-siècle » qui fait partie de l’Art Nouveau. Entre 1904 et 1907, Klimt peint un portrait aujourd’hui tellement célèbre et reproduit, qu’on le retrouve partout, mugs, cahiers, calepins…
La Dame en or, magnifique toile ornée de feuilles d’or et d’argent, est en fait le portrait d’Adèle Bloch-Bauer, membre d’une éminente famille de la bourgeoisie juive viennoise. Quand Adèle meurt, précocement, elle n’a pas d’enfant. Le somptueux collier de diamants avec lequel elle a posé pour Klimt revient à sa nièce, Maria.
Mais le tragique de ce siècle de feu et de haine frappe aux portes de toutes les familles juives restées en Europe. Après l’Anschluss qui rattache l’Autriche au Reich nazi en 1938, tous les biens de la famille Bloch-Bauer sont confisqués au nom des lois d’aryanisation – une spoliation légale des juifs par l’Etat nazi. Le collier finit au cou de la femme d’Hermann Göring et la toile chez Hitler, dans son abondante collection personnelle.
Mais la défaite du Reich ne met pas fin à l’injustice. Car entre temps, les biens spoliés ont été réacquis, échangés, recueillis. La Dame en or, considérée comme « la Joconde autrichienne », est exposée au musée du Belvédère, à Vienne, avec d’autres toiles volées par les nazis. Réfugiée aux États-Unis, Maria Altmann intente un procès contre l’État autrichien.
Après un combat judiciaire long, désespérant, mais opiniâtre, un tribunal arbitral tranche enfin. Les cinq Klimt volés aux Bloch-Bauer, dont La Dame en or, sont restitués à la famille. Justice est faite – du moins, en partie, et sur ce cas uniquement.
Mesdames et messieurs, mes chers collègues, ces lois d’aryanisation, nous les avons connues aussi. Elles ont été appliquées chez nous, pendant l’Occupation allemande, menée avec le concours complice du régime de Vichy.
Elles font partie de notre histoire, de ce passé qu’on pourrait croire dépassé, mais qui ne passe toujours pas.
Elles font partie de ces tâches indélébiles sur notre honneur national. Ces tâches tellement tenaces que régulièrement il se trouve des individus publics qui pensent que les nier pourra les effacer.
Mais hommes ou nation, on ne nie pas son passé, on l’assume. Même, et surtout, quand il est douloureux.
Cette loi que nous allons voter ce matin est un nouveau pas décisif dans cette direction.
Que ce fut long ! Il avait déjà fallu attendre une génération entière, à l’ombre d’une réconciliation incomplète et d’une histoire amputée, pour que le regard extérieur d’un historien américain, Robert Paxton, amorce notre travail de mémoire sur cette période de lâcheté collective et d’antisémitisme décomplexé qu’a été la France de Vichy.
Puis le courage et l’humanité d’un président républicain, pour reconnaître le rôle ignominieux joué par des institutions et des citoyens français dans l’un des plus spectaculaires et odieux crimes commis contre l’humanité.
Depuis 25 ans, une recherche systématique de la provenance des collections nationales est menée afin d’identifier les œuvres spoliées.
Aujourd’hui, avec ce vote, nous poursuivons l’œuvre de justice en créant un dispositif administratif pour simplifier les procédures de restitution – c’est-à-dire en faisant en sorte que nos musées et galeries ne soient plus des lieux de recel.
Certes, nous aurions aimé que le législateur se penche aussi sur le cas des collections privées. Nous aurions aussi préféré que les moyens financiers et humains alloués à la mission de restitution soient vraiment à la hauteur des enjeux, et du nombre impressionnant de dossiers à traiter – mais ce point pourra sans doute être rediscuté à l’automne, au moment de la loi de finance.
Au nom de mon groupe, je voudrais saluer le travail qui a été accompli par toutes celles et ceux qui ont œuvré à ce projet de loi, afin de permettre aux familles des victimes, de trouver sinon la paix, au moins la justice. Nous nous associons et nous soutenons ce texte, dans l’esprit et dans la lettre.
Chers collègues, le travail de mémoire est un long processus. Une « mémoire obligée », selon la belle formule de Paul Ricoeur. Il s’ancre dans le travail des historiens, chargés de venir confronter le ressenti mémoriel et la mémoire collective aux faits et conclusions de la connaissance scientifique. Le législateur, que nous sommes, n’est pas là pour écrire l’histoire, mais pour en réparer les injustices – et tenter d’en chasser les fantômes.
A l’heure où l’extrême-droite et les héritiers du Maréchal Pétain redressent la tête, et reviennent hanter notre espace public, il est bon que nous n’hésitions pas à solder les comptes de notre mémoire nationale.