*Version courte publiée dans le journal le monde sous forme de tribune le 15 octobre 2019
Une affiche de la FCPE a suscité il y a peu les foudres des plus laïcistes de la République. Une femme, foulard sur la tête le sourire aux lèvres, aux côtés d’une enfant, proclame son droit à effectuer des sorties scolaires. Un torrent de boue a alors déferlé sur notre fédération qui serait devenue un suppôt de Satan, ou plutôt non, de Mahomet.
Ainsi, en défendant le droit parfois bafoué des mères au foulard à accompagner leurs enfants en sortie scolaire, la FCPE aurait foulé aux pieds l’une de ses valeurs cardinales, la laïcité.
De caricature en caricature, l’image paisible, très banale et tout à fait légale de ces mamans investies comme tant d’autres dans l’école de leurs enfants, est dégradée, vilifiée, insultée – juste parce qu’elles sont manifestement musulmanes. Elles deviennent alors la cible vers laquelle convergent toutes les ignominies nourries par les fantasmes sur les habitants de nos « quartiers », territoires interdits soumis aux barbus, aux caïds et aux dealers, selon l’imaginaire simpliste de ceux qui n’y vivent pas.
Nantis d’une laïcité à géométrie variable, des médias, des élus, des personnalités plus ou moins qualifiées envahissent l’espace public et mélangent sans vergogne les racines chrétiennes de la France, leur expertise approximative de l’Islam, des dénonciations hypocrites du politiquement correct, leurs interprétations catégoriques de la loi de 1905, l’ignorance du droit et surtout leur mépris pour des pans entiers de la société française. Et dans ce nouvel accès de « panique morale » se noient les mamans, les enfants, et la République.
Cette fièvre hexagonale est en fait le symptôme d’une société française malade de ses fractures identitaires. Car cette crispation violente sur la laïcité fait elle-même écho à la revendication identitaire d’une minorité d’activistes de l’Islam politique, souvent encouragés par des influences étrangères. Islamistes et laïcs radicaux ont ici partie liée – la radicalisation des uns est la justification des autres, et ainsi de suite. Cette surenchère entre deux versions extrémistes de leurs valeurs est elle-même le produit d’une incapacité persistante de nos institutions et de la société française à regarder en face la réalité des fractures territoriales, sociales et culturelles qui se sont irrémédiablement creusées ces dernières décennies – simple rappel : rien n’a fondamentalement changé dans nos banlieues depuis leur embrasement il y a 15 ans.
Comme toutes celles comparables qui l’ont précédée, cette vilaine polémique souligne trois choses. D’abord le clivage profond que suscite la place des musulmans dans la société française. Ensuite le défi politique que représente l’intégration de l’Islam dans le consensus laïc forgé il y a un siècle contre une autre religion culturellement dominante. Enfin les contradictions du modèle républicain dont l’universalisme virtuel est aussi l’expression d’une triple domination bien concrète.
Domination patriarcale d’abord. Il est assez ironique de compter tant de défenseurs des droits des femmes et de leur émancipation quand il s’agit du corps des musulmanes et beaucoup moins quand il s’agit des violences domestiques, du harcèlement sexuel et des comportements de domination masculins. Que ce code vestimentaire soit effectivement dicté par une tradition et des valeurs patriarcales ne justifie pas qu’on prive les femmes de leur liberté de s’y conformer. Cela revient à renier leur autonomie et les maintenir dans un état minoritaire. Jupes trop courtes ou voiles trop longs, notre société s’occupe beaucoup trop de vouloir imposer des normes au corps des femmes.
Domination culturelle ensuite. Aujourd’hui, dans toute une partie de la gauche républicaine, et au-delà, la querelle du voile réveille les échos de la République des Jules, quand la France colonisait le monde, au nom du devoir des civilisations supérieures aux autres. Ces sauvages superstitieux ne connaissent pas la liberté et la raison, nous les leur apprendrons, par l’école et par la loi.
Domination de classe enfin. Depuis la Révolution, notre République s’est toujours construite sur ses élites bourgeoises libérales éclairées méfiantes à l’encontre d’un peuple perturbateur qui ne leur ressemble pas. L’histoire de la république c’est celle de l’intégration graduelle de parties du peuple, souvent dressées contre d’autres. Mais à chaque guerre, chaque crise économique, cette intégration peut être remise en cause et une partie du peuple redevient « indésirable » comme si la qualité de ces Français n’était pas garantie par le droit, mais par leur conformité au modèle dominant.
Notre idée de la république doit évoluer. Et rompre avec ce modèle historique qui exige de parties entières du peuple de prouver chaque instant leur appartenance et leur loyauté. Car s’en prendre à la liberté des uns, c’est remettre en cause l’égalité de chacun, et piétiner la fraternité entre tous. Dans notre espace public, la loi est là pour garantir le cadre et les droits. Pas pour stigmatiser une partie de la population. Pour toutes ces mamans musulmanes, ce qui se joue derrière cette polémique fratricide, c’est leur dignité, aux yeux de la société et aux yeux de leurs enfants.
Je constate une fois de plus que la République est un combat quotidien, un projet inachevé qui doit se construire, parfois en dépit de certains républicains. L’enjeu pour la France est de taille : apprendre à aimer ses « indésirés ».
A l’heure des grandes catastrophes environnementales qui menacent l’avenir de nos enfants beaucoup plus sûrement que le voile des unes ou la croix des autres, les chevaliers blancs de la laïcité seraient bien inspirés d’en faire un instrument de fraternité, plutôt que d’exclusion. Je me permets de leur rappeler les mots empreints de sagesse d’un pasteur protestant noir il y a cinquante ans : « Nous devrons apprendre à vivre ensemble comme des frères, si nous ne voulons pas périr seuls comme des fous ».